Extrait du discours inaugural à l’exposition Ma langue maternelle sur le bout de la langue
Merci d’être là ce soir. Vous êtes nombreux. Ça fait chaud au cœur.
Pour commencer, j’aimerais dire ma reconnaissance d’être accueillie à Cosmopolis pour y présenter ce nouveau projet sur les langues maternelles. Je suis heureuse et fière de revenir dans ce lieu qui m’est cher, qui est rendu puissamment vivant par toute son équipe. Cosmopolis est un lieu unique en Europe. Il s’y rencontrent les identités, les cultures, les langues, les accents, les géographies de l’intime et du plus vaste. Un lieu qui nous donne la possibilité de grandir en émotions, en pensées. C’est un espace qui nous articule au multiple. Plus que jamais, ce lieu rare nous est une nécessité pour continuer à faire monde ensemble. (…)
Il y a 3 ans, j’ai assisté ici même à une conférence menée par la linguiste ukrainienne Viktoryia Nikolenko. Viktoryia y racontait la russification de la langue ukrainienne par la langue russe, les déchirements vécus par les Ukrainiens et les Ukrainiennes face au russe, leur seconde langue maternelle devenue celle de l’agresseur. Cette conférence fut le déclencheur du présent projet. Elle me ramena à la langue maternelle de mes grands-parents bretons. Langue familiale silenciée, non transmise, part manquante existant en creux sur le bout de nos langues comme un membre amputé.
La rencontre avec Viktoryia avait soulevé un ensemble de questionnements sur les liens intimes à nos langues maternelles, sur leur fragilité. Ces questionnements m’amenèrent à collecter d’autres trajectoires langagières
Rozenn, Marie Noëlle, Jean et Germain racontent leur amour du breton et le puissant attachement à cette langue familiale autrefois interdite et méprisée, son ancrage dans le territoire, leur colère de n’avoir pu la transmettre, de ne pas l’avoir reçue en héritage.
Vincent fait des ponts intimes et géopolitiques avec le nago, la langue de ses parents et de toute sa communauté au Bénin. Langue qui fut également colonisée par le français avec les mêmes procédés ignobles d’humiliation et de vocation soit disant « civilisatrice ».
Les témoignages de Mouloud le mime qui parle et de Habiba, la poétesse, font écho à ces dimensions géopolitiques en évoquant leurs relations intimes au kabyle, au français, à l’arabe, en Algérie et en France. Ils racontent leur navigation sensible, amoureuse, très libre et revendiquée entre ces langues, le refus de toute assignation identitaire.
Dominique évoque sa nostalgie du yiddish assassiné, non transmis par sa famille juive d’origine polonaise et son combat pour lui donner une nouvelle vie à travers le chant choral.
John parle anglais mais il est irlandais. Le gaélique familial interdit ne lui a pas été transmis. Pour ne pas oublier sa langue, son père parlait gaélique avec le chien. Bridie sa fille s’est construit une identité à 2 langues : le français et l’anglais. Au pub où elle travaille les soirs de match de rugby à Nantes, les supporters anglais reconnaissent son accent irlandais.
Kayo évoque les difficultés qu’elle a rencontrées à transmettre le japonais à ses filles nées en France. Elle dit sa fierté d’avoir transmis sa langue gustative. Ses 3 filles Manon, Anna et Jeanne, ont chacune avec le temps trouvé leur réponse à la complexité de leur double identité franco-japonaise. Leur grand-mère japonaise est la clé de voûte de leur relation au Japon et à leur seconde langue familiale.
Simone dont la maman était malaise anglophone est née à Berlin de double langue maternelle : l’anglais et l’allemand. Elle voulait que ses parents qui vivaient en Allemagne puissent parler à ses enfants nés en France. Elle raconte ses difficultés à transmettre l’allemand à ses enfants français. Elle a vécu durement le vide que fait encore cette langue autour d’elle dans les parcs de jeux…
Jihad a aussi dû renoncer à transmettre sa langue, l’arabe libanais, à ses enfants. La langue de sa maman qu’il a dû quitter brutalement, sans un au revoir, en 1976. Il n’avait que 18 ans. Il voulait échapper à la guerre. L’arabe libanais le relie à chaque membre laissé derrière lui dans son exil. Elle le rattache à son enfance lumineuse.
Mercedeh emmenait tous les ans son fils Darius en Iran pour revoir sa fille. Elle a fui son pays maltraitant et son lien au persan est entaché par la violence du régime, par son douloureux passé intime. La transmission chez elle s’est bloquée. Quand même elle est contente quand son fils parle en persan.
Darius parle et comprend le persan du quotidien. Il relie la langue de sa maman à la violence qu’elle a subie en Iran, à l’oppression imposée par le régime des mollahs. D’un point de vue pragmatique, il trouve que ça ne vaut pas la peine de passer tant d’énergie à apprendre une langue difficile qui n’est parlée que là-bas.
Janine, Karina et Hofsep sont liés par la langue arménienne. Pour la plus âgée Janine, cette langue est un problème parce qu’elle la relie directement aux traumatismes du génocide vécus par son père, déporté pendant 4 ans. 2 générations plus tard, Karina a quitté l’Arménie et demandé asile en France. L’arménien « c’est sa racine », la langue du ventre de sa mère qui la relie à sa terre aimée, sa culture, son pays, ses proches. Elle s’inquiète de la langue qu’elle va transmettre à ses petits-enfants.
Hofsep son fils a dû franciser son prénom arménien auquel il tient tant pour ne pas froisser les autorités françaises à l’obtention de sa naturalisation.
Ana-Maria qui est venue rejoindre sa mère de Bucarest en pleine guerre froide a aussi eu à défendre l’intégrité de son prénom roumain auprès des autorités françaises. Avoir grandi sous Ceaucescu et arriver en France à l’âge de 8 ans ce fut une seconde naissance qui passait obligatoirement par l’acquisition d’un parler français impeccable sans accent. Elle ne voulait pas qu’on entende qu’elle était une étrangère. (je la cite)
Clara est née à Versailles de parents portugais qui avaient fui le régime de Salazar. Elle vivait la langue familiale comme un marqueur « qu’on n’est pas français de base ».
Léa est née non loin d’ici. Elle raconte comment sa langue maternelle le français a été violente à son endroit dans son parcours trans, qui suppose aussi un déplacement. Comment cette langue ou plutôt l’usage que les autres en faisaient pour la désigner enfant ou adolescente l’a réduite au silence.
Sarala Anandi Hélène a été adoptée par un couple de Bretons quand elle avait 14 mois à Bombay. Elle s’est construit une identité indienne par l’apprentissage des danses sacrées. Elle s’est totalement déconstruite à l’âge adulte pour retrouver ce qu’elle estime lui avoir été volé : sa langue, son identité, sa mère. La langue du corps est devenue sa langue maternelle symbolique. Quand elle cuisine le rasam indien, elle voit et entend sa mère lui parler.
Gianni a appris le salento, le dialecte de Lecce, sa ville de naissance dans les Pouilles , en cachette de sa mère institutrice. C’est son grand-père adoré qui le lui a transmis. Lui aussi s’est pris des gifles chaque fois que les mots sortaient de sa bouche dans la langue de la maison. Pour Gianni comme pour les autres, il n’a pas été facile de conjuguer vie en France et transmission pleine de sa langue maternelle à ses enfants. Mais l’amour de l’italien et de toute la culture qu’il véhicule, ça oui, il l’a transmis.
Chez Franqui née à Marie Galante il était aussi interdit de parler créole. Son père était fils d’une descendante d’esclave et d’un blanc péyi. Le créole est pour Franqui intimement lié au racisme qu’elle a subi enfant, elle qui était de peau trop noire pour les uns et trop blanche pour les autres.
Fernando s’est construit avec 2 langues maternelles : l’espagnol de sa maman et le suédois de son papa. Il n’a pas toujours été facile enfant et adolescent de porter un prénom aux accents du sud, d’avoir les cheveux noirs et les poils bruns dans ce pays où la blondeur est reine. Aujourd’hui il vit sa double culture comme une richesse. Ses langues multiples reçues à la naissance, complétées par l’anglais dès la petite enfance, sont un tremplin pour rencontrer sans peur l’autre différent.
Dans ces 25 récits poignants et beaucoup plus vastes que ce que je viens d’en évoquer, chacun, chacune parle de sa trajectoire langagière de façon bien singulière. Les murs de Cosmopolis sont aujourd’hui habités par ces histoires confiées dans le français d’adoption. Les accents dans les voix, à peine perceptibles ou plus présents, sont comme une résistance de la langue du ventre à être active. J’ai consigné ces précieux récits dans les cahiers de la transmission pour que vous puissiez vous y connecter en les lisant ou en les écoutant.
Immanquablement, lorsque quelqu’un parle de sa langue maternelle, il évoque très vite sa mère son père, sa grand-mère, son grand-père, ses sœurs, ses frères, les ami es, la maison première, la vie à l’intérieur, les jeux, la cuisine familiale, la géographie autour. La langue de l’enfance porte en elle cette mémoire dense à jamais inscrite.
Pour que chacun chacune puisse se mettre en lien avec le monde de sa langue lointaine via celui d’autres, j’ai essayé de me souvenir de l’étoffe de mes propres souvenirs. J’ai créé une allégorie de la maison d’enfance, ancrée sur mon territoire-racine : la Bretagne. J’ai laissé la mémoire de l’enfance affleurer sur les toiles. Bécassine la sans bouche est arrivée de ce lointain pour porter la parole et la colère de celles et ceux de tous horizons qu’on avait privé de voix et d’identité. Dans cette maison symbolique, on entend les pères et les mères bercer les petits. Des enfants aux chevelures blanches, évocation de ce que nous fûmes, jouent, expérimentent le dehors par l’imaginaire porté par la langue des images, celle des contes aussi.
Je vous invite à entrer dans cette maison imaginaire en vous mettant vous aussi à hauteur d’enfance pour retrouver ce lien puissant et complexe, tendre ou douloureux à cette langue du ventre qui a fait ce que vous êtes devenu.
Aujourd’hui, on assiste à nouveau à des volontés fascisantes d’expurger nos langues de leur richesse. Réduire le lexique à quelques pauvres mots coincés dans une sémantique autoritaire. Manière efficace expérimentée au fil de l’histoire pour réduire au silence et mettre au pas.
Engager un travail sur les langues maternelles, c’est aussi rappeler la nécessité de la vigilance et de la protection.
Merci à toutes ces voix amies qui ont bien voulu confier leur histoire langagière et qui ont nourri ce projet artistique.
Marie Auger
Cosmopolis, le 12 décembre 2025
